Episode 1

Sortiarius

Épisode 1 : Rétrospective

Le 16 juillet : Chronique de Yuro

Tout a commencé il y a un mois jour pour jour. Mon nom est Yuro Karkinovic. J’ai trente-six ans et ceci est le compte-rendu de toutes les catastrophes qui se sont produites depuis le Grand Avènement. À l’heure où vous lisez ces lignes, il est probable que je ne sois plus de ce monde et pour cause, je suis l’un de ces nombreux révolutionnaires partis au front pour en découdre avec l’oppression.

Voici la chronologie des évènements tels qu’ils se sont produits. Je les relate aussi fidèlement que possible.

La journée du seize juin restera à jamais gravée dans la mémoire des Français. À priori comme les autres, celle-ci s’est révélée être un moment charnière dans l’histoire de l’humanité. Par ce, je veux parler de bascule, car nos vies à tous et à toutes s’en sont retrouvées bouleversées bien malgré nous.

Je me souviens de ce qui s’est passé comme si c’était hier. J’étais au bureau en train de bosser avec mon équipe sur l’adaptation en jeu vidéo d’Epidemia, une saga de romans que nous avions tous beaucoup aimée, quand soudain, quelque chose d’inexplicable se produisit.

Alors que je m’entretenais avec mes collègues sur la meilleure façon d’adapter une scène du livre en particulier, je me retrouvai en l’espace d’une seconde dans un tout autre décor.

Je n’étais désormais plus sur mon lieu de travail, mais au milieu des jardins du palais de l’Élysée. Tout ceci m’était absolument incompréhensible…

Mais comment étais-je arrivé ici ? Je me sentais pris de panique, le cœur battant à tout rompre. Dans l’incapacité de comprendre, je ne pouvais refréner le sentiment d’angoisse qui peu à peu montait en moi.

Incapable de contrôler mon corps, je me déplaçais, manipulé par une force inconnue, et me dirigeais vers la célèbre entrée de la résidence. Jamais de toute ma vie, je n’avais eu à affronter de sensation plus effrayante que celle-ci. Ne plus être maître de soi, il n’y a rien de plus terrorisant, si ce n’est peut-être la mort.

Sur mon chemin, de part et d’autre, des corps jonchaient le sol, baignant dans leur propre mare d’hémoglobine écarlate. Vu leur uniforme, du moins ce qu’il en restait, il était évident qu’il s’agissait de membres de l’équipe de la garde présidentielle. Leurs dépouilles étaient méconnaissables. Des morceaux entiers leur avaient été retirés, comme si une bête énorme les avait attaquées. C’était tout simplement ignoble, et pourtant, si peu en comparaison de toutes les horreurs qui nous ont été imposées de voir par la suite. Étant donné la situation, je dois avouer n’avoir accordé aucune attention à la beauté somptueuse des jardins. Je n’en ai par ailleurs pas gardé le moindre souvenir, c’est dire…

Poursuivant ma route sans même pouvoir m’arrêter, je progressais ensuite jusque dans la cour d’honneur de l’Élysée. Là-bas, le paysage était plus sanglant encore…

Des morts à perte de vue, comme si une guerre effroyable venait de s’y produire. Tous dans le même état que ceux que j’avais croisés jusqu’alors, ils laissaient entrevoir la possibilité qu’une horde d’animaux sauvages s’était attaquée à eux. Je ne voyais pas d’autre explication pour justifier l’état dans lequel ils se trouvaient à cet instant.

Je ne crois pas qu’il y ait de mots qui puissent dépeindre à quel point j’étais horrifié. J’avais le sentiment d’être un agneau que l’on dirigeait de force vers l’abattoir. Je ne saurais être plus précis, et croyez-le, cette description est loin d’être fidèle au portrait de ce que je ressentais réellement…

Toujours dans l’incapacité de contrôler mes mouvements, j’enjambais les cadavres de ces malheureux et rejoignais la porte d’entrée vitrée de l’Élysée. Celle-ci était recouverte d’une épaisse couche de givre. C’était à n’y rien comprendre…

Pénétrant dans le vestibule d’honneur, je me retrouvais face à une immense œuvre d’art constituée de deux-cents drapeaux de marbre blanc à hampe de bronze dorée. S’enchevêtrant les uns aux autres, ils s’élevaient sur plus de deux mètres et se resserraient vers le haut. Ce faisant, la partie supérieure de la sculpture était de moitié plus fine que sa base. Créée par l’artiste Arman en 1984, elle avait été conçue, afin de faire écho à la Révolution française de 1789.

Au plafond, un luxueux lustre irradiait la pièce de sa lumière chaleureuse. Le voir n’était pas de trop après les abominations dont j’avais été témoin lors de mon trajet jusqu’ici.

Si les choses s’étaient cantonnées à ces seuls éléments, je les aurais accueillies avec un certain soulagement. Malheureusement, ce n’était pas tout, loin de là…

La température des lieux était visiblement en dessous de zéro. Je claquais des dents, tant il y faisait froid. Toutefois, selon moi, le contraste le plus marquant avec l’extérieur était l’absence totale de sang dans cet endroit. Aussi, il me faut avouer qu’un autre détail à ce moment me turlupinait… En effet, depuis mon arrivée, je restais là, immobile au milieu de la salle, incapable de me mouvoir ou de faire quoi que ce soit hormis admirer le décor fastueux qui s’y trouvait.

Impuissant, je commençais à me demander ce que penseraient ceux ou celles qui me découvriraient statique ici. Il y avait fort à croire que l’on me soupçonnerait d’être en lien avec les immondices qui s’y étaient produites.

Soudain, des bruits de pas se rapprochant attirèrent mon attention. Leur proximité m’inquiétait. Néanmoins, à leur écoute, je reconnus le son familier émis par l’impact au sol de talons de chaussures féminines.

Peu après, une femme fit son entrée dans le vestibule. Toute vêtue de blanc, elle portait une robe tailleur en dentelle et des chaussures à talon faites dans un matériau ressemblant fort à du cristal. Était-ce de la glace ? Avec le recul, j’en suis en écrivant ces lignes persuadé.

« Ah, vous voilà, m’avait-elle dit. Suivez-moi ! »

Son teint était pâle comme la mort et ses yeux d’un céladon majestueux. Ses lèvres pastel étaient en parfaite opposition avec ses longs cheveux blonds raides et rigides. Ces derniers, par ailleurs, donnaient l’impression d’avoir été congelés par une force mystérieuse. Ses ongles ne semblaient pas être recouverts de verni. Pourtant, ils étaient noirs, comme rongés par une gelure irréversible.

Aussi, le regard de cette femme me faisait froid dans le dos. Elle était tout simplement glaciale, comme ses traits…

Me déplaçant à nouveau contre ma volonté, je la suivais à travers les couloirs gelés. Le sol était recouvert de givre et des personnes métamorphosées en statue de glace se tenaient debout ça et là tout au long du chemin.

Des flocons de neige tombaient tout autour de nous comme si nous étions en extérieur. Tout ce qui se passait depuis le début était pour le moins inexplicable… Et pourtant, j’aurais eu tort de me laisser surprendre par si peu. Ce qui arriva par la suite était encore plus sidérant que ce que mon imagination fertile m’avait projeté à voir.

Avançant derrière cette femme qui n’avait en mon sens aucun lien avec l’Élysée, je n’étais pas en état d’admirer la beauté des pièces que nous traversions. Au contraire, beaucoup d’interrogations me passaient par l’esprit… Notamment concernant la manière par laquelle ses gens s’étaient retrouvés congelés, figés dans leur mouvement de fuite comme si tout n’avait duré qu’un seul instant.

Finalement, nous pénétrâmes dans la salle des fêtes de la résidence. Jamais de toute ma vie, je n’avais vu d’endroit aussi beau et prestigieux. Des tapisseries inoubliables, des lustres fastueux faits de bronze doré, des colonnes sculptées, un plafond avec des fresques laissant sans voix… Dans d’autres circonstances, j’aurais sans nul doute pris grand plaisir à visiter ces lieux. Hélas, la scène qui s’offrait à moi en cet instant me coupait toute envie de remettre un jour les pieds ici…

De toute part, des hommes et des femmes étaient congelés dans leur ultime position. Certains tentant de fuir, d’autres essayant de faire feu à l’aide de leur arme. Je reconnus même l’une de nos ministres. Mais que leur était-il donc bien arrivé ?

Le sol quant à lui baignait dans le sang. Des corps auxquels il manquait de larges morceaux gisaient un peu partout par terre. C’était un spectacle des plus traumatisants et abominables.

Se tenant debout au centre de la salle des fêtes, un homme et une femme m’observaient depuis mon entrée dans la pièce. Suivant malgré moi la mystérieuse dame de glace venue me chercher dans le vestibule d’honneur, je finis par me retrouver à seulement deux ou trois mètres de ces deux personnes.

« Je te remercie, Tunturi, avait dit l’homme à celle que j’avais suivie jusqu’à présent. Nous allons pouvoir commencer. Qu’en dis-tu Rivqah, avait-il alors demandé à l’autre femme. »

Entièrement habillée de noir, elle portait pour seul vêtement une robe échancrée à dos nu révélant ses jambes dans leur intégralité. Pieds nus, elle tenait quelqu’un par la main. Je n’y avais pas porté attention tant j’étais obnubilé par la présence de ces deux nouveaux inconnus. Cet individu se débattant de toutes ses forces, alors qu’elle le retenait d’une main ferme tout en me dévisageant de ses yeux couleur jade, je le reconnaissais. C’était le président de la République…

Le costard taché du sang de ceux chargés de le protéger, il avait perdu de sa superbe, si je puis dire… Le pauvre avait l’air complètement paniqué.

Je n’en avais probablement pas l’air, mais je l’étais tout autant que lui.

« Aidez-moi ! Je vous en supplie, s’était-il écrié en me voyant. Elle va me tuer, c’est un monstre, vous m’entendez ? Elle les a tous dévorés. Je suis le suivant… »

Impuissant, je ne pouvais rien faire d’autre que regarder. J’étais incapable de bouger, encore moins de parler. Alors, lui venir en aide…

Une odeur âpre de sang emplissait mes poumons à chacune de mes inspirations. Qui plus est, la température était tellement basse que mes dents n’avaient de cesse de s’entrechoquer. C’était une sensation extrêmement pénible.

Aussi, plus j’observais cette femme, plus son regard me donnait des sueurs froides. Il était cruel et impitoyable. Il ne m’avait suffi que d’un coup d’œil pour voir à quel point elle était rongée par la haine et la rancœur. Celles-ci étaient chez elle si fortes qu’elles transpiraient littéralement à travers les pores de sa peau.

Elle se tenait là, sans aucun maquillage ni autres artifices, ses cheveux roux semi-longs lui retombant jusqu’au bas de la nuque, et pourtant, elle demeurait d’une beauté naturelle incontestable.

« Rivqah, avait repris l’homme d’une voix calme et ferme, fais-le taire, je te prie… »

Entendant ces mots, le président se mit à implorer leur clémence. Moi, pour être tout à fait honnête, je n’y accordais que peu d’importance. Et pour cause, la situation me semblait surréaliste. J’étais dépassé par le cours des évènements. Tout ce que j’avais vu en venant jusqu’ici m’échappait totalement. Je ne trouvais aucune explication logique à ce qui se passait. Comment m’étais-je retrouvé dans le jardin de l’Élysée ? Quelle force m’imposait donc sa volonté en allant jusqu’à me faire perdre la maîtrise de mes propres mouvements ? Je me serais cru en plein cauchemar…

Se retournant vers le président, la dame aux cheveux roux le libéra de son étreinte, avant de soudain se mettre à cracher par la bouche une épaisse fumée charbonneuse. Son corps entier commença alors à exhaler une sorte de poussière noire qui envahit l’air et retomba peu à peu au sol tout autour d’elle. Il ne me fallut pas longtemps pour réaliser qu’elle était en train de tomber en cendres. Des cendres de jais comme je n’en avais jamais vu auparavant.

Très vite, son corps s’effondra par terre, ne laissant qu’un immense tas de poussière derrière lui. Il ne restait pas même un vêtement… La fumée d’ébène qui était sortie de sa bouche ne disparut pas toutefois. Au contraire, elle commença à se densifier jusqu’à former un énorme cocon fuligineux. Lévitant à près de cinquante centimètres du sol, il avait la forme d’un œuf. Aussi, la texture de ce qui semblait être sa coquille était nébuleuse. On voyait bien qu’elle n’avait rien d’un solide. Qui plus est, il faisait plus de quatre mètres de haut pour deux de large, ce qui était plutôt imposant, croyez-le.

En état de choc, je sentais mon cœur battre la chamade à la vue de ce qui venait de se produire. Pourtant, il était dans mon intérêt de m’accrocher, car ce qui allait d’ici peu arriver était bien plus traumatisant encore…

Paralysé par la peur, le président dérapa sur le sol et tomba fesses contre terre. Fixant avec effroi la chose face à nous, il était tétanisé, dans l’incapacité de bouger.

Tout à coup, deux énormes pattes noires griffues émergèrent du cocon. Chacune d’elles était bien au moins aussi grande que ma tête. S’extirpant rapidement de ce dernier, elles laissèrent s’en dégager une immense gueule pleine de dents d’albâtre acérées.

Faisant voler le cocon en éclats, le transformant par la même occasion en un nuage de fumée aile de corbeau se dissipant presque instantanément, une créature en surgit.

Ressemblant à s’y m’éprendre à un loup au pelage noir reluisant, sa taille était cependant beaucoup plus grande. Presque deux mètres de haut pour environ quatre de long, voilà de quoi calmer les ardeurs de n’importe quel président…

Un détail sur la bête attirait en particulier mon attention. Il s’agissait de ses oreilles. Finissant en pointe comme celles d’un loup, elles étaient toutefois anormalement longues. En effet, recourbées vers le bas, elles avaient pour particularité d’atteindre le haut de chacun de ses fémurs. Le monstre n’étant pas assis, mais debout sur ses quatre pattes, l’effet était d’autant plus impressionnant à voir.

Mais qu’étais-ce donc que cette chose, je me demandais… Ses yeux étaient du même vert que ceux de cette Rivqah. Son regard aussi était identique. Il me faisait froid dans le dos, tant bien même que la bête se désintéressait de moi. C’est dire…

Se fondant sur le président, sans même qu’il n’ait le temps de se débattre, la créature plongeât ses crocs dans sa chair et en arracha goulument de larges morceaux. Je n’ai conservé que très peu de souvenirs de cette scène, tant elle m’a traumatisé. Néanmoins, je me rappelle très clairement d’un détail qui peut-être à son importance.

Au fur et à mesure que cette espèce de loup avalait le président, et ce, à chacune de ses bouchées, des cendres de jais retombaient d’entre ses poils fuligineux et disparaissaient dans le néant avant de toucher le sol. J’en garde aujourd’hui encore une vision bien distincte.

Incapable de faire ne serait-ce qu’un mouvement, je fus obligé d’assister à ce triste spectacle jusqu’à sa clôture. Comme tous les autres, le président ne fut dévoré que partiellement.

Son œuvre terminée, le monstre s’effondra en l’espace d’une seconde en un nuage de cendres ébène. Se dissipant presque instantanément, elles laissèrent place à cette odieuse femme. Se redressant, elle se mit à ricaner d’un rire sardonique. Je me souviens par ailleurs avoir été surpris de constater qu’elle portait toujours sa robe échancrée à dos nu. C’était une fois encore incompréhensible. Ne s’était-elle donc pas vaporisée jusqu’alors ?

« Très bien, avait déclaré l’homme en me fixant avec insistance dans les yeux, toutes nos excuses pour ce léger contretemps. »

À l’écoute de ces mots, je me sentis tout à coup pris de sueurs froides. Je n’avais pas d’autre choix que celui d’attendre de voir ce que ces gens me réservaient. Il était évident qu’aucun d’eux ne me voulait du bien.

D’ailleurs, à ce propos, je n’avais de cesse de me demander quelle était la raison de ma présence en ces lieux. Qu’est-ce qui justifiait le fait qu’ils m’aient amené jusqu’ici ? Comptaient-ils moi aussi me tuer ?

Cet homme mystérieux dont j’ignorais tout semblait être le chef. Il avait des cheveux bruns bouclés longs jusqu’aux épaules et une barbiche fuligineuse de bien vingt centimètres. De plus, il portait une tunique noire et des bottes ébène aux lacets tressés s’entrecroisant en remontant jusqu’en leur sommet. Finissant en boucles, ils donnaient en mon sens à leur propriétaire un style vestimentaire plutôt discutable.

Pour conclure le concernant, ses yeux étaient d’un marron prononcé et ses dents, toutes d’un blanc surprenant, mettaient en valeur les traits de son visage. Pour être honnête, à le voir ainsi habillé, il me donnait l’impression de venir d’un autre temps.

« Depuis toujours et jusqu’à il y a plusieurs siècles, m’avait expliqué l’homme d’une voix calme et posée, il existait en ce monde deux espèces humaines. Elles ne se différenciaient ni par leur couleur de peau ni par leur intelligence, mais par leurs capacités et leur nature. Les membres de la première, plus dominante en nombre que l’autre, étaient appelés les frangibles. Ce nom leur avait été donné en raison de leur vulnérabilité en comparaison de ceux qu’ils avaient eux-mêmes baptisés les sortiarius. »

Je ne comprenais pas. Qu’est-ce c’était que cette histoire de frangibles et de sortiarius ? Ce qu’il disait n’avait ni queue ni tête… Et pourquoi me raconter tout cela ? Pour quelles raisons étais-je ici ? J’avais tant de questions et aucune réponse. D’ailleurs, pour couronner le tout, il m’était impossible de prononcer ne serait-ce que le moindre mot…

« Vous, avait-il poursuivi, vous êtes si différents de nous. Vous vous laissez diriger par vos désirs et contrôler par vos peurs. C’est une part de votre essence même… Seule une minorité d’entre vous arrive à ne pas lui céder. Ce nom, frangible, vous avait été donné avec une affection sans bornes. Il était un rappel à notre devoir de vous protéger et vous venir en aide. Telle est l’obligation du plus fort envers le plus faible. Du moins, c’est ce que nous pensions…

– Votre espèce est une tare qui aurait dû il y a longtemps disparaître, avait alors proclamé la femme aux cheveux roux.

– Rivqah, l’avait-il reprise, je te prie de ne pas m’interrompre. Bon, comme je le disais, vous, les frangibles, avez tendance à vous laisser dominer par vos désirs et vos peurs. Les sortiarius, eux, sont bien différents. D’ailleurs, cette appellation que vous nous aviez donnée était imprégnée des stigmates de votre haine. Sortiarius est un mot latin dont on pourrait traduire à notre époque le terme par sorcier. Oui, c’est ce que nous sommes… »

Je sentais mon effroi peu à peu laisser place à de la panique. En temps normal, je les aurais pris pour des fous. Toutefois, après ce que j’avais vu, il m’était difficile de remettre sa parole en doute.

« Jadis, avait-il poursuivi, de part et d’autre du monde, nous vivions de pair avec les frangibles. Selon les pays et les traditions, nous portions le nom de druides, shamans, guérisseurs, et j’en passe… Nous aidions autrui tant bien que mal. Telle était notre nature. Malheureusement, nous avions omis de prendre en considération la vôtre et surtout l’arrivée des grandes religions. En effet, nous aurions dû faire entrer en ligne de compte certains détails qui par la suite nous coûtèrent cher. À savoir, la terreur que nos pouvoirs inspiraient à certains d’entre vous. Et oui, nous étions nés avec des dons qu’il nous fallait apprendre à utiliser. Tout d’abord, nous n’étions pas égaux au niveau de nos capacités. Nous étions pour la plupart naturellement plus spécialisés dans certains domaines que dans d’autres. Rares étaient les sortiarius à exceller en tout. »

Ce que cet homme me racontait ne m’intéressait aucunement. Je n’avais qu’une hâte et c’était celle de m’enfuir à toutes jambes sans demander mon reste. Hélas, je ne le pouvais pas…

« Maintenant, s’était-il exclamé, je vais vous parler de ce que vous appelez magie. Nous ignorions pourquoi la nature nous avait pourvus de telles forces, mais nous avions décidé de les utiliser pour faire le bien. Pour ce qui était de leur apprentissage, les notions élémentaires étaient enseignées au sein de la communauté, mais nous avions le devoir, une fois les bases maîtrisées, de nous émanciper par nous-mêmes. C’est pourquoi les sortiarius sont si différents les uns des autres. Nous avons les rudiments en commun, mais cela s’arrête là. »

Très sincèrement, à ce moment, ce qu’il me disait était le cadet de mes soucis. Néanmoins, je l’écoutais avec attention. La situation était critique. La mort du président en était l’une des plus incontestables preuves.

« Comme je vous le disais auparavant, les grandes religions furent celles qui causèrent notre perte, et ce, de partout autour du globe. Nous suscitions la peur, et bientôt nous ne tarderions pas à être associés au mal et à la terreur. Nous fûmes traqués, décapités dans certains pays, brûlés sur des bûchers dans d’autres, et j’en passe… Ce fut au moyen-âge que la majeure partie d’entre nous furent exterminés.  Ironie du sort, vous nous considérez aujourd’hui comme une légende et déplorez la mort de ceux et celles qui ont été tués à l’époque pour sorcellerie. Vous considérez que les sortiarius n’ont jamais réellement existé. Que nous sommes ni plus ni moins qu’un vulgaire conte de fées. Certes, beaucoup ont été assassinés, alors qu’ils n’étaient pas des nôtres. Ne comptez pas sur nous pour les pleurer. »

En entendant ces paroles, je comprenais mieux la haine et la rancœur empreintes dans le regard de cette Rivqah. Pourtant, les atrocités commises par nos ancêtres ne justifiaient en rien le massacre qu’ils avaient fait ici. En agissant de la sorte, ils avaient prouvé qu’ils ne valaient pas mieux qu’eux.

« Pour rester vivants, nombre d’entre nous avaient décidé de fuir et se cacher. Nous n’étions pas des guerriers. Peu parmi les nôtres étaient en mesure d’user de leurs forces pour tuer. Par ailleurs, ceux qui l’avaient fait s’étaient retrouvés écrasés par le nombre de leurs opposants. Ainsi, beaucoup jugèrent que la meilleure manière pour eux de survivre était de se fondre dans la masse et de faire leur vie avec un ou une frangible. Cette pratique était interdite par notre communauté jusqu’alors. En agissant de la sorte, ils mirent au monde des sang-mêlé. Ces enfants n’héritèrent peu ou pas des capacités de leur parent sortiarius. Cela eut pour conséquence au long terme l’extinction de notre espèce. Les frangibles qui à notre ère font de la divination, du magnétisme ou autre sont nos descendants. Leurs dons, aussi faibles soient-ils, sont tout ce qui reste de notre héritage. »

J’avais beau me concentrer sur son histoire, je ne parvenais pas à calmer ma peur. Je peinais à déglutir ma salive et mon cœur battait la chamade bien malgré moi. Rien de tout ce qu’il me disait n’expliquait leur présence. Si les personnes aux capacités inexpliquées étaient tout ce qui restait des sortiarius, alors pourquoi ceux se trouvant face à moi étaient-ils si puissants ? J’ignorais ce dont cet homme était capable, mais je savais quelles horreurs ces deux femmes avaient accomplies.

« Mon nom est Malik, je me suis toujours, en toute époque, appelé ainsi. Je suis originaire d’Arabie Saoudite, pays à l’intérieur duquel on exécute encore nos descendants pour sorcellerie. Je suis, tout comme les derniers sortiarius existants, parvenu à accéder à la vie éternelle. Chacun d’entre nous y est arrivé d’une manière différente et ce fut hélas en se cachant. Seule l’une des nôtres avait trouvé la solution avant que nous ne soyons traqués par tous ces croyants. Bien entendu, elle n’a jamais partagé ses connaissances avec un sortiarius, nos traditions l’interdisant. Nous devions y parvenir par nous-mêmes, tout comme elle l’avait fait. Nos principes étant tout ce qui nous reste, nous avions décidé de nous y tenir. Puis, le temps est passé et bon nombre de nos survivants sont morts, emportés par ces vagues. Il a toutefois été obligé de relâcher son emprise sur nous qui avions reproduit à notre façon l’exploit de notre aînée. C’est pour cette raison que nous sommes encore de ce monde aujourd’hui. »

 Si je n’avais pas autant souhaité m’enfuir, j’aurais sans doute accordé plus d’importance à l’émotion dans ses propos. Or, je m’accrochais à un seul espoir, à savoir celui résidant dans la remise en question de la véracité de ses dires. Cependant, je n’aurais su expliquer pourquoi, mais une partie de moi savait qu’il ne mentait pas. Cela avait pour effet de me perturber plus encore… Après, ce Malik prétendait qu’ils avaient la jeunesse éternelle. Par conséquent, peut-être n’étaient-ils pas immortels ? Après tout, ne pas vieillir ne signifie nullement ne pas pouvoir être tué.

« Il y a aussi quelque chose qu’il faut que vous sachiez nous concernant, avait-il ajouté. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois, il y a quelques années de cela. Ce fut à mon initiative. Seuls deux de nous autres se connaissaient à ce moment-là. Ils avaient survécu grâce à la force de leur amour l’un pour l’autre et aussi, comme tous les nôtres encore en vie, au dur sacrifice de ce qu’ils étaient auparavant. Vous souvenez-vous des évènements de la colline du Bollenberg en Alsace il y a trois ans ? Et bien, c’était nous… »

Bien entendu, je m’en rappelais. Cela avait été diffusé dans tous les médias à travers le monde. Ce qui s’y était produit ce soir-là avait alimenté les théories conspirationnistes les plus farfelues et en avait inspiré beaucoup d’autres.

Je me remémore aisément les images de cette flamme haute de plusieurs cinquantaines de mètres, brûlant inexplicablement sur le point culminent de la colline. Son apparition avait coïncidé avec un changement temporaire de la couleur des étoiles. Celles-ci étaient devenues violet byzantin et donnaient un éclairage particulier à nos nuits. Personne ne s’expliquait la raison de ce revirement subit. Les observatoires avaient par ailleurs constaté que ce dernier n’était pas effectif dans l’espace. Là-haut, rien pour nos astres lumineux n’avait changé. Tous brillaient de la même lueur qu’ils avaient depuis la nuit des temps. L’explication de ce phénomène se trouvait donc ailleurs.

Il s’était avéré que cette altération s’effectuait au niveau de la couche d’ozone, ce qui avait pour effet de modifier la perception de leur couleur vue du sol. Curieusement, le soleil et la lune, eux, nous apparaissaient tels qu’ils avaient toujours été. Tout ceci était incompréhensible, même pour les plus éminents scientifiques.

Après cinq jours et cinq nuits entières à s’embraser inlassablement sans que quiconque ne puisse définir quel était son combustible, la flamme disparut sans crier gare. Ce faisant, elle emporta avec elle ses secrets et nous rendit notre ciel d’antan.

« Menant une existence de fugitifs, nous vécûmes cachés, reclus, durant d’interminables siècles. Nous en vînmes même jusqu’à ignorer s’il restait des représentants de notre espèce hormis notre propre personne. Notre solitude et notre isolement étaient totaux. De mon côté, j’observais à distance les frangibles. Je fus le témoin silencieux de votre révolution industrielle, de vos gouvernements incompétents et corrompus, mais aussi de votre capitalisme exacerbé. Je vous ai vus peu à peu polluer et détruire notre environnement. Faire disparaître les sortiarius ne vous avait pas suffi. C’était maintenant le tour de notre planète et de son écosystème. »

Plus les minutes s’écoulaient, plus je trouvais son discours injuste envers l’humanité. Et oui, après tout, c’est de l’intégralité des humains dont il parlait.  Cet homme refusait de voir toute une facette de la réalité.

« Je sais ce que vous vous dites. Vous pensez que tout est de la faute de vos élites et des multinationales, mais réfléchissez-y d’un peu plus près. Si vous étiez à leur place, combien parmi vous résisteraient à la tentation de faire la même chose ? Devenir fortuné, avoir le sentiment d’être important, fréquenter ceux que vous jugez être les plus grands… Il n’y aurait qu’une infime partie d’entre vous qui ne cèderait pas à l’envie d’amasser toujours plus encore, et ce, quel qu’en soit le prix à payer pour la planète. Seuls les vrais idéalistes camperaient sur leurs principes. Ces mêmes gens qui se disent agir pour le bien commun. Les sortiarius ont été exterminés par des idéalistes… »

Décidément, cet homme aimait s’écouter parler…

« Au fil des siècles, nous nous sommes fait oublier. Le temps a passé, si bien que nous vivons à une époque où plus personne ne croit en la magie. Voyant avec qu’elle fougue les frangibles détruisent tout, j’ai pris pour décision de tenter l’impossible. J’ai fait le choix de me rendre en France et de rejoindre la colline de Bollenberg située en Alsace. J’ai choisi ce lieu, car jadis, les sortiarius du monde entier s’y réunissaient lors de notre assemblée décennale. Et oui, nous avions connaissance de toute la géographie de la planète, alors que vous autres n’aviez même pas encore découvert les Amériques. Toujours est-il qu’il y a trois ans, le cœur empli d’espoirs, je fus celui qui invoqua la flamme du rituel d’affluence. Je la fis brûler durant cinq jours et cinq nuits dans l’attente de la venue de mes congénères. Censée se produire lors du dernier soir, je redoutais les vérités que je risquais d’y voir. »

Ce qu’il me décrivait à travers son récit me permettait d’appréhender mieux le pourquoi et le comment de cet évènement qui avait fait le tour du globe. J’étais sidéré à l’idée que des mages comme dans les fictions puissent exister.

« De très nombreux frangibles, voyant la flamme d’éther irradier l’horizon sans qu’ils ne puissent en expliquer la raison, se rendirent sur place et s’installèrent sur les lieux. L’armée et les scientifiques ne tardèrent pas à prendre le relais, afin de sécuriser la zone et y effectuer des analyses. Néanmoins, ils ignoraient que les explications qu’ils recherchaient aussi ardemment se trouvaient en réalité juste sous leur nez, bien que leur étant impossibles d’accès. J’y étais présent tout du long, mais invisible à leurs yeux. La tradition lors de ce rituel a toujours été de ne pas s’y rendre en personne, les distances pouvant compliquer les choses. Nous avions par conséquent systématiquement recours à notre corps astral. Le corps astral n’est ni visible à l’œil ni perceptible au toucher. Il est donc idéal pour ce genre de réunion, surtout lors de temps où très peu de frangibles croient encore en ce qu’ils appellent la magie. »

Son monologue, aussi long fût-il, avait au moins eu pour bénéfice de me détendre un peu et me rassurer. Je l’imaginais mal mettre un terme à mes jours après avoir consacré autant d’efforts pour me faire partager son histoire et celle de ses semblables. Je pensais qu’il devait vouloir faire de moi son messager. J’étais à des années-lumière de concevoir à quel point je me trompais…

« Le cinquième soir, continuait-il plongé dans son récit, lorsque mon vœu fut exaucé en voyant ceux qui restaient de mon espèce arriver, je me retrouvai foudroyé par la plus implacable des vérités. Ce ne furent pas des milliers de sortiarius qui apparurent à moi cette nuit-là, mais seulement quatre. Après discussion, nous convînmes de nous rejoindre en France et de fomenter un plan, afin de faire ce qui doit être fait. Voilà pour ce qui devait être dit. Je tenais à ce que vous le sachiez.

– Sur ce, était alors intervenue Rivqah un sourire narquois aux lèvres, je prends le relais. Il y a encore plusieurs choses que nous devons vous expliquer. Tout d’abord, j’interdis formellement aux frangibles de m’appeler par mon prénom d’origine. De nos jours, où que j’aille, je me fais appeler Rebecca. Je suis originaire d’Israël. Je serai désormais celle qui ne restera plus jamais dans l’ombre. Mon rôle sera de m’assurer que les puissances étrangères ne viennent pas interférer avec ce qui se passe ici. La France sera la première pierre d’une révolution de niveau mondial. Malik, quant à lui fixera les lois. Il est celui qui supervise toute l’opération. J’espère que ce que je dis est clair. Car sinon, j…

– Finissons-en, l’avait interrompue la dame de glace, tout ceci a assez duré. Je vais me charger de conclure, si tu n’y vois pas d’inconvénient.

– Fais comme il te plaira.

– Très bien… Alors, avait-elle poursuivi en me saisissant de sa poigne glacée par la main, je m’appelle Tunturi et je viens de Finlande. Pour vous, ce sera Toundra. Je règlerai pour ma part tout problème impactant l’environnement. Mes méthodes seront à la hauteur de mon courroux envers vous. D’ici peu, vous comprendrez que si nous avions à l’époque voulu riposter, il ne resterait aujourd’hui plus aucun représentant de votre maudite espèce. »

Le froid était de plus en plus intense depuis que sa peau était en contact avec la mienne. Je sentais des frissons parcourir mon corps dans son intégralité.

« Dans les heures à venir, avait-elle continué, vous ferez la connaissance dans vos médias des deux autres membres de notre équipe. L’un aura pour mission de maintenir l’ordre et l’autre sera chargée de s’occuper du problème de démographie. Voilà qui conclut notre intervention. Sachez cependant que bien que nous ne soyons que cinq, nous sommes sans conteste avec nos siècles d’expérience les plus puissants sortiarius de l’histoire. »

Sur ce, je vis ma main accolée à la sienne se métamorphoser en glace. Immédiatement, celle-ci se mit à gagner du terrain sur mon bras, puis sur le reste de mon corps. Toundra, quant à elle, m’avait relâché et me fixait en train de me transformer en statue. Alors que la mort s’emparait de moi, je la vis appuyer sur mon front et me faire basculer en arrière, afin que je finisse en morceaux à même le sol. Ce fut d’ailleurs ce qui se passa. Ma fin était arrivée si subrepticement que je n’avais pas eu le temps d’avoir peur.

Normalement, à cet instant précis, tout aurait dû devenir noir autour de moi. Happé par la faucheuse, je m’attendais à ce que le néant vienne s’emparer de mon être, mais il n’en fut rien.

Je me retrouvai à ma plus grande stupeur de nouveau aux côtés de mes collègues de travail. Chacun d’eux était de toute évidence tout aussi perturbé que moi.

Je décidai de leur faire part de mon expérience. Les connaissant depuis des années, je savais que si eux ne me croyaient pas, personne ne le ferait. Quelle ne fut donc pas ma surprise quand ils m’affirmèrent avoir vécu eux aussi exactement la même chose. Moi qui pensais avoir été choisi pour une raison inconnue, tout devenait limpide maintenant… En réalité, nous l’avions tous été.

Par la suite, j’appris que le pays tout entier avait été témoin de ces horribles évènements. Ce qui réfutait définitivement ma théorie selon laquelle seuls moi et les autres employés du bureau avions été choisis. Il était dorénavant évident qu’il n’y avait jamais eu de sélection.

Soulagé de me sentir à nouveau en sécurité, je me réjouissais de ma chance d’être toujours en vie. Si j’avais su à cet instant ce qui nous attendait tous par la suite, j’aurais s’en doute effacé ce sourire et tout mis en œuvre pour quitter le pays au plus vite.

L’avenir nous démontra que le cauchemar ne faisait que commencer…

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